Des chaises qui emboitent

Se promener avec des chaises ? Emmener dans la rue des chaises ?

C’est déjà une longue histoire, que j’ai commencée avec… des boites. J’avais été impressionné par la pratique des attitudes de rue, une des actions artistiques les plus intéressantes que j’ai vécues à Saint-Étienne. Et aussi, j’étais branché sur la recherche de décors de théâtre de rue à partir de récups dans les poubelles : réaliser un petit spectacle de rue impromptu, et tout remettre dans les poubelles, tout ça en un seul soir ; les boîtes, à l’origine, venaient des poubelles.

C’est ainsi que j’ai commencé à me promener avec des boîtes et à traverser les rues et places de la ville « accompagné » de cette étrange figure.

Mais je n’arrivais pas à transformer mon animal en quelque chose de théâtral. J’avais envie d’un truc avec vraiment des spectateurs qui écoutaient vraiment un spectacle… impossible, ou en tous cas difficile. Je trouvais que les boîtes introduisaient bien une rencontre, mais le passage au style « Attendez, je vais raconter une histoire » semblait inapproprié. J’étais coincé.

Et puis Arthur, et Lucile, des amis du Collectif X, un groupe de théâtre génial, se sont intéressés à la question. Comme souvent, la solution est venue de plusieurs pistes, et n’a pas forcément résolu le problème d’origine. Je ne suis même pas sûr que mon problème d’origine était un problème de toutes façons.

D’abord la piste de la recherche d’un spectacle surprise, par sérendipité (lien). Faire du théâtre à partir de ce qui est existe a toujours été l’un des axes forts de cette démarche, avec par exemple les décors venant des poubelles. Une des ces fois on a fait une vidéo, prémonitoire puisque on y voit déjà que l’acteur principal sont… des chaises, qui se trouvaient là. J’ai découvert à ce moment là que des chaises pouvaient avoir un aspect esthétique.

Et puis quelques temps après, dans un autre contexte, une nouvelle piste : on s’est retrouvé de nouveau avec plein de chaises autour de nous. C’était pour le projet Ici Bientôt, qui a généré la création de cafés, salons, ateliers et quantité de rassemblements éphémères. Un anonyme génial, voyant que tout ce monde avait besoin de chaises, décida d’en faire une sorte de marque, et de les peindre de couleurs vives. Et c’est comme ça qu’on a eu le déclic : « Et si on remplaçait les boîtes par des chaises ?  »

L’apport majeur de l’objet chaise par rapport à l’objet boite est sa dimension sociale, que le public interprète immédiatement. C’est une question de dimension, d’ouverture, d’espace, d’occupation, dans ce qui est humain. Avec une boîte, on ne pourrait pas ça. La couleur vive, inhabituelle pour une chaise, fonctionne comme un masque, et le public reconstruit l’usage social. « Je suis fatigué vos chaises tombent bien je vais m’asseoir au moins elles redeviendront utiles » : c’est simple, ça a l’allure d’une évidence, mais ça n’est pas.

La clef, elle est comme pour les boîtes, comme les décorations de Noël ou même comme pour les étoiles du ciel : grâce à la forme, on a l’impression qu’il y a quelque chose, quelque chose de beau, quelque chose d’un peu audacieux, et en le voyant on a envie… avec cet objet foncièrement humain (ou en tous cas occidental), avec la coloration qui la place dans un espace de rêve, on a envie de trouver un prétexte pour dire Bonjour ! Donc, par exemple : « Je suis fatigué vos chaises tombent bien… »

Si, avec les boites, un tracé ou une texture sans cesse se déplace et se transforme sur le sol, se projette sur la ville et donne les reflets de son dictionnaire, avec les chaises on touche la sensibilité sociale, social qui lui aussi va se transformer et se déplacer sans cesse. Des fois on pourrait se croire dans un salon, d’autres fois auprès un jardin, ou un petit train, ou comme des aigles qui attendent leur proie, ou au bureau… On retrouve les entrées d’un dictionnaire pour ce qui est du monde des humains.

On ne place pas une chaise en un point en prévoyant à quoi ça va servir, mais seulement par une approche picturale, comme pour les boîtes. On provoque une présence, comme si on voulait caresser ou masser la rue, on envahit la rue, mais on n’empêche jamais la circulation. La circulation, que ce soit la nôtre ou celle des passants, est ce qui donne la flamme à l’oeuvre, un peu comme quand on souffle sur des braises.

Et on parle. « Bonjour monsieur ! Nous faisons une étude d’impact ! Nous réalisons un parking ! Nous équipons une salle de cinéma ! « … tout est possible, comme avec les boîtes, sauf que les gens comme vous et moi accrochent 50 fois plus à l’objet chaise, qui est directement à leur dimension ; ils jouent avec de façon beaucoup plus naturelle, et toute proposition de spectacle vient facilement à propos.

Pendant l’action, il y a un équilibre à trouver avec l’intervention des passants. Il y a le jeu et l’avancée continue de cet animal qui se transforme toujours avec ses vertèbres composées de chaises. Il y a le jeu des passants, en général assez simple, assez banal, du style « Moi aussi prenez moi en photo ! « . Certaines fois c’est plus élaboré, comme un petit spectacle de lecture avec des gens qui passent par là et qui aiment bien écrire leurs petites poésies… Et nous on transporte des rouleaux de textes pour faire une lecture performée comme en salle…

On en vient à sortir une matière ou une ambiance humaine de l’instant : des ouvriers du bâtiment ; des enfants ; des starlettes ; des voyageurs ; des commerçants ; des automobilistes ; des mamans ; des punks à chien ; des clients ; des piliers de bar ; des policiers ; des beaufs ; des amis ; des paumés ; des livreurs ; tout un monde qui se dit tout-à-coup qu’il peut se transformer, à l’image de l’étrange animal qui passe avec eux.