Le quai de la bonne heure au bon moment des bonnes gens

J’éprouve de plus en plus de plaisir à présenter des poésies au bas des quais des lignes de trams ou de bus.

Quai, arrêt Dorian/Hôtel de Ville

Le principe est d’une totale simplicité : il y a un tram à Saint-Étienne, avec des rails et des quais et, forcément, des gens qui attendent sur le quai la venue d’une rame. J’arrive à un moment sans tram, je me poste sur les rails en face de ceux qui attendent au quai, depuis là je leur annonce que je vais leur présenter une poésie, je réclame quelques pièces, je présente, puis je m’en vais.

Quai, arrêt Peuple-Gambetta

Je suis content de voir tous ces gens sympathiques, content de leur dire bonjour, de leur souhaiter bon voyage ! bonne journée ! bon mercredi ! Des fois l’arrivée d’un tram me contraint de m’interrompre. Je dis aux gens : « Oh désolé pas de bol je ne peux pas finir… » : le plaisir est là. Leur parler : le plaisir est là. Même de perdre la mémoire, le plaisir est là. Alors je réinvente le poème avec ce qui me vient en tête ou je sors mon antisèche de ma poche.

Perdre la mémoire… cela m’arrive lorsque je commence un texte. À ce moment là ma mémoire est fragile, très sensible à la moindre variation extérieure. Dans le théâtre en salle il faut aller plus loin dans son apprentissage, car c’est trop dangereux d’aller au public dans cet état. Mais pas dans la rue ! Dans la rue, je sors mon antisèche, c’est possible ! Ou bien je recommence au début. Je dis aux gens « Excusez, j’ai perdu le fil, je recommence au début… » Le texte s’apprend en situation.

Et aussi au début je suis très statique dans mon corps et dans ma voix ; je me coince. Je dis aux gens : « Excusez, je suis un peu coincé… » Les gens me perdent, me prennent pour un imbécile. Oh ! Ça ne dure jamais très longtemps : un tram arrive forcément. J’aime bien cette faiblesse, j’aime bien ce tram qui arrive forcément, j’aime bien ces gens.

Quai, arrêt Peuple-Libération

Et petit à petit le texte vient, mon corps se détend, je gagne l’attention autour de moi.

Et pourquoi tel texte précis ?… J’ai des critères techniques : il faut dans le texte quelque chose de l’ordre de l’histoire ; il faut que tous les mots soient des mots courants, immédiatement compréhensibles, mais pas forcément que l’ensemble du texte le soit. Par exemple cet extrait : « … Dans une tête de linotte ou de bergeronnette / Bergère honnête aimant son ciel plein de mouton / Écoute s’il pleut et goûte ma chanson… » (Valérie Rouzeau) Comprenez-vous ?… non ; pourtant, il n’y a pas de mot difficile ; même si on comprends pas on devine une aventure. Donc, c’est bien, j’ai présenté ce texte incompréhensible de nombreuses fois.

Quai, arrêt Hôtel de ville

En ce moment je suis branché sur le poème de Verlaine Écoutez la chanson bien douce.

Pourtant, il comporte un mot compliqué : épithalame ; il est bien évident que personne ne sait ce que ce mot veut dire à Saint-Étienne.

Après avoir tenté d’étrangler Mathilde Mauté son épouse, après avoir tenté de tuer Rimbaud d’un coup de feu, Verlaine s’est retrouvé en prison. Au bout de quelques mois enfermé, il a voulu se reconstruire. Et il envoya ce poème à son épouse, pour lui demander… « Accueillez la voix qui persiste / Dans son naïf épithalame » ; il doit y avoir une maladresse quelque part, car Mathilde Mauté n’a pas donné suite.

Mais alors, pourquoi exprimer ce poème aujourd’hui ?

Au départ, je n’en avais aucune idée. J’ai été charmé par ce texte, par ce cours de morale de primaire, j’étais ému par cette demande estompée, par ses sonorités, par son phrasé simple, et même par ce mot épithalame, que je me suis empressé d’aller voir ce que ça voulait dire dans un dictionnaire. Et j’ai décidé de le dire.

Puis, j’ai cherché un peu plus. J’ai découvert un poème très ambigu. Le refus de Mathilde Mauté. Le travail de Verlaine, sa quête de la sensation, soit émotion soit… gros pétard.

Quai, arrêt Peuple-Foy

La plupart du temps, j’arrive à partager, avec ceux qui attendent au quai, ce poème. Je reçois une écoute. Oh les gens y voient une de ces énièmes déclaration d’amour un peu surannée. C’est lyrique. Par sa versification, par son contenu, elle n’a rien de spontané, même elle est un peu vide. Mais, étonnamment, dans la rue, on n’est pas forcément contre le lyrique. C’est un vide au parois qui touchent.

Pour aujourd’hui j’essaie de le dire comme une demande simple, en appuyant quelque chose de l’ordre d’une légère supplication. J’imagine que Verlaine était sincère. Et j’essaie de rendre cette sincérité, sans la jouer.

Je la rends en me présentant au bas du quai, disant bonjour, bien enraciné dans le sol, posé, devant, visible. Oh ! Peut être, moi aussi, je dis mal mon amour, ou que je n’arrive à le dire qu’artistiquement et pas spontanément, ou au contraire que j’arrive à le dire à la femme que j’aime, on ne sait. Pour ce temps je lance le texte.

De toutes façons, les gens qui attendent au quai du tram sont très vite pris par la portée des mots, eux aussi. Selon les fois, la présence arrive par une déclamation, d’autres fois elle arrive de façon intimiste, d’autres fois encore un peu d’élan amoureux surgit, ou encore quelques fois c’est un instituteur 3ème République qui s’exprime… tout ça est bien.

Un jour :

– Qu’est-ce que c’est ? C’est très beau. C’est vous qui l’avez écrit ?
– Non, ce poème est de Verlaine.
– Est-ce un homme ou une femme ?
– Verlaine, le poète, était un homme. D’ailleurs son prénom est… Heu… attendez, je ne me souviens plus… Heu…

Oui, je ne me souvenais plus du prénom de Verlaine. Mais normalement, les gens du public sur le quai, ils écoutent la prestation, puis entrent dans le tram ensuite ; ils ne doivent pas venir à la sortie féliciter les comédiens un verre à la main. Après l’écoute Ils entrent dans le tram, se concentrent dans le véhicule, se font emporter à l’autre bout de la ville, obligés se tenir ou de s’asseoir sinon ils tombent. Normalement j’ai pas à me souvenir du prénom de Verlaine.

– Ah ! Paul ! C’est Paul !… C’est masculin, hein ?
– Ce n’est pas vous ?…
– Heu… Paul ? Je ne suis plus sûr…
– Belles sonorités, belles sensations, douceurs.