Petites fictions diverses
Terreur dans les souterrains de Saint-Étienne
Comme tous les sites anciens, la ville de Saint-Étienne se distingue par un important réseau de souterrains creusés au Moyen-Âge. Leur propriétaire actuel est monsieur Poirache, habitant de Saint-Just-Saint-Rambert. Ces souterrains se situent au niveau de la rue de la ville et de la rue de la Franche-Amitié, avec des prolongations vers les rues de la Résistance, du Vieux-Cercueil et de la Volte-face.
Monsieur Poirache est un homme qui a peur : chaque fois que l’un de ses souterrains s’effondre il doit rembourser les dommages que cela ne manque pas de provoquer sur les immeubles au-dessus. À cause de la vétusté du réseau cela arrive souvent. Monsieur Poirache est ruiné depuis longtemps.
À cette situation sans issue, les responsables de la ville ou de l’État ne veulent rien entendre. Ils accusent M. Poirache d’avoir un fortune cachée, avec laquelle il pourrait engager les dépenses de la nécessaire rénovation.
– Nous savons qu’aux temps de la richesse de Saint-Étienne vous avez amassé d’énormes sommes d’argent que vous avez planquées dans vos caves et vous pouvez payer, l’avertit l’Inspecteur Ministériel des Archives Comptables de la Métropole.
– Richesses ?… Quelles ?… J’aurais mieux fait de planquer un fusil, oui, pour pouvoir me suicider aujourd’hui, se lamentait M. Poirache.
– Ouvrez-moi vos souterrains ! lui ordonna l’inspecteur.
Et par une porte basse place Boivin, le pauvre homme fit entrer l’inspecteur sous la terre dans un boyau étroit où courraient les rats. Ils progressaient à la lumière des lampes de poche, dans un conduit irrégulier, tantôt large, tantôt étroit, à travers de vieilles constructions enfoncées.
D’anciennes boutiques effondrées gisaient, oubliées, dans l’obscurité ça et là. Ils passaient sur d’anciennes rues aujourd’hui couvertes de bâtiments plus récents. Ils traversaient des ruines de boulangeries, d’épiceries, de bonneteries… toutes gorgées d’humidité, couvertes de champignons, reposant dans le brouillard.
– Alors ça ! cria l’inspecteur ministériel des archives comptables de la métropole, voilà où est passé le petit commerce de proximité de Saint-Étienne ! Nous le savons enfin !
Ils cognaient leur tête à des fondations d’immeubles, qui tenaient dans le vide, à cause des souterrains de M. Poirache. Aux élargissements, l’inspecteur constatait, affolé, que certains immeubles ne tenaient que par des câbles emmêlés. Des conduites d’évacuation étaient percées, et leurs fluides s’écoulaient goutte à goutte et allaient creuser partout des rigoles. Tout était boueux, détrempé, décomposé.
– Avancez ! hurla l’inspecteur, menez-moi à votre cachette du trésor !
– Mais ne marchez pas sur ce tuyau !
Trop tard : le tuyau céda sous le pied de l’inspecteur, aussitôt l’immeuble qui tenait dessus s’affaissa de quelques centimètres dans un vacarme qui réveilla des millions de vers et d’araignées.
– Qu’est-ce que c’était ? demanda l’inspecteur, étourdi, se secouant de la couverture de terre et d’insectes qui l’avait brutalement recouvert.
– C’est le tuyau qui tenait l’ancienne Comédie, pleura M. Poirache. Elle doit être déboîtée maintenant, on va m’accuser, je vais devoir rembourser aussi le Théâtre !
– Quoi, vous teniez la Comédie par un bout de tuyau ? Mais où vous arrêterez vous ! Vous êtes un cauchemar pour la ville ! Vous devez sécuriser votre bien ! Vous êtes responsable ! Vous devez payer !
– Je n’ai pas d’argent, mes poches sont vides.
– Et là, quel est ce trou, au fond de ce sombre boyau ?
On apercevait, après une grande salle remplie d’une flaque d’eau verte, une gueule noire dans la terre.
– C’est le puits de la Grosse putain, l’un des plus anciens de Saint-Étienne. Il est très dangereux. À cette époque il y avant tant de travail dans la mine que même les prostituées descendaient au fond. Celle-ci s’y est perdue, qu’elle repose en paix.
– Allons-y c’est là que vous avez caché le trésor, je le devine !
L’inspecteur était déjà au bord.
– Éteignez votre cigarette, supplia M. Poirache, nous risquons le coup de grisou ici.
– Le trésor que vous cachez à la municipalité depuis si longtemps est là je le sens ! Descendons ! Il est là, je le vois !
L’inspecteur s’engagea à mains nues dans le trou, se tenant aux quelques aspérités, ficelles, briques, débris de toutes sortes qui hérissaient la verticale du puits.
– Suivez-moi je vous l’ordonne !
Un brouillard de poussière stagnait dans l’étroit puits. Les lampes n’éclairaient plus qu’un halo gazeux qui tournoyait avec la respiration et les mouvements des deux explorateurs.
– Éteignez votre cigarette, je vous en supplie, le grisou… pleura encore M. Poirache…
– Taisez-vous ! Avancez !
Derrière le halo des torches apparurent les ossements d’un cadavre, arrachant un cri d’horreur à l’inspecteur.
– Ce n’est que le cadavre de la grosse putain, rassurez-vous ! dit M. Poirache. Ces os, ces morceaux de chair mangés de vers, cet œil qui tombe sont morts depuis des années. Elle ne vous séduira plus, elle ne vous fera aucun mal, vous pouvez être sûr !
Mais dans sa surprise l’inspecteur avait lâché sa cigarette qui, tombant dans le puits, rencontra une zone de grisou qui explosa. Le souffle emporta comme paille les deux visiteurs imprudents, perça le sol, dégageant les caves à l’air libre et les corps brisés de M. Poirache et de l’inspecteur retombèrent lourdement sur le trottoir dévasté de l’avenue du Président Émile Loubet.
L’inspecteur avait eu la prudence de cotiser à une bonne mutuelle, et a pu être soigné rapidement dans une clinique sur la côte d’Azur.
– Monsieur Poirache paiera tout, vous avez ma promesse !
Lui, M. Poirache, dut attendre de longs mois avant de pouvoir être soigné à l’Hôpital Nord, et s’en tira avec de multiples séquelles.

La publication sur L’Amie de la ville.
Le Coiffeur cathédrale
Nombre de bâtiments publics de Saint-Étienne ont l’allure de forteresses : c’est le cas de la préfecture ou du nouveau siège de la Métropole, avec sa couleur jaune ; et c’est le cas du Tribunal, à deux pas de la rue de la ville, dans le centre historique, un quartier aujourd’hui en difficulté économique.
De ce Tribunal, quelle architecture pourrait mieux résumer l’anachronisme de l’Institution par ses lions de pierre, ses colonnades, ses escaliers monumentaux, vis-à-vis des boutiques qui rampent comme des lichens juste de l’autre coté du trottoir.
Pourtant, c’est la porte d’un des coiffeurs pour hommes de cette rue que le Président du Tribunal poussa, un matin qu’il faisait froid.
– Ce serait pour une coupe, dit-il aussi naturellement que possible.
– Oui, monsieur, bonjour. C’est la première fois que vous venez, il me semble, alors bienvenue, répondit le coiffeur à cette personne bien mise qui lui était inconnue.
– Merci.
– C’est toujours un plaisir d’avoir un nouveau client. Bienvenue dans mon modeste établissement.
L’assistance était composée de ces hommes jeunes super-archi-bien-peignés qui semblent passer leur vie chez le coiffeur. Ici, un nouveau client est un événement considérable.
– Je viens… pour un rafraîchissement, excusez… je suis le Président du Tribunal, juste à coté.
La foudre aurait frappé l’assistance qu’elle n’aurait pas été pareillement interdite. Mais, au bout d’un moment, l’un des plus malins finit par trouver une blague, et, se tournant vers ses camarades, dit pour rire :
– Il vient pour une coupe… rebeu ?
Le Président, l’ayant entendu, répondit :
– Je ne me moque pas de vous, ne vous moquez pas de moi.
– Ici tous les clients sont servis pareils et avec soin, coupa le coiffeur, en envoyant par le regard un missile incendiaire sur le plaisantin.
Et le Président continua :
– La folie m’a frappée ; la dépression, l’angoisse me torturent et me hantent. J’ai beau consulter les psychiatres, aucun ne peut me soigner. Je sais que l’issue sera fatale. Même assis sur mon… trône, en séance, les pensées morbides me submergent. Voilà pourquoi je suis sorti, j’ai erré, et je suis arrivé chez vous. J’ai senti, allez savoir, une chaleur de famille. Et puis, au jour du jugement, c’est toujours mieux d’être bien coiffé, n’est-ce pas ?
Lorsqu’à son tour il s’installa sur le siège du coiffeur, que la blouse blanche, ne laissant dépasser que la tête, enveloppa son corps, lui donnant un air de chimère, les autres autour se recroquevillèrent silencieux, sur leur chaise. Le coiffeur tournait, tournait, autour de sa tête, emporté dans le cliquetis des ciseaux qui résonnaient dans la pièce immobile. Ses oreilles apparaissaient grandir, devenir géantes. Ses cheveux tombaient sur ses joues, mettaient du poil sur son nez, son front. Ses yeux, sa bouche, rebondissaient sur les miroirs et éclataient dans le salon.
Les hommes de l’assistance se taisaient, découvrant le juge ainsi tordu, étant saisis d’un vertige. Ils revoyaient les amendes, les trafics, ces relations un peu grotesques avec le corps judiciaire, dont ils entendaient parler par leurs voisins ou dans les journaux. Ce n’est pas qu’ils avaient quelque chose à se reprocher, c’est qu’ils y étaient étrangers.
Ils auraient voulu sortir, mais, empotés qu’ils étaient par la crainte de l’autorité représentée par le nouveau client, ils bougeaient au ralenti comme des cosmonautes qui flottent dans l’espace, mus par une impulsion d’origine, se heurtant doucement les uns les autres. S’ils faisaient une action, les miroirs du coiffeur la réfléchissaient aussitôt à l’infini, la segmentant en mille morceaux comme un vitrail où se mêlait la figure découpée du Président fou. Et la petite boutique du coiffeur prit soudain un air de cathédrale.

La publication sur L’Amie de la ville.
Un crassier érigé sur le toit du Zénith
Quoi de plus marquant qu’un grand et gris et gros crassier ? Quoi de plus typique de l’histoire travailleuse de Saint-Étienne ?
Mais les crassiers sont mal mis en valeur, à l’écart des voies de circulation principales, et peu distinguables des collines naturelles qui encombrent le paysage stéphanois.
Sur ce constat, les délégués Métropole ont entrepris un chantier à la mesure de Saint-Étienne, ils ont exercé une responsabilité clef, saisit une opportunité historique, lancé un défi pertinent.
En un temps record, après des études de faisabilité menées tambour battant, des études d’impact enthousiasmantes, des diagnostics environnementaux formidables, des enquêtes publiques vécues dans l’allégresse, le projet a réussi !
C’est le crassier du puits Couriot qui a été choisi entre tous pour être érigé sur le toit du Zénith. Un crassier potiche le remplacera sur son emplacement original pour ne pas désorienter les habitués, potiche réalisée par le service Décors et Scénographie de la Comédie.
À son nouvel emplacement, bien visible depuis l’autoroute proche, le crassier porte l’identité stéphanoise au… Zénith, c’est le cas de le dire.
Mais nous ne dirons pas qu’il porte, nous dirons qu’il magnifie. Mais nous ne dirons pas qu’il magnifie, nous dirons qu’il vend. Mais nous ne dirons pas qu’il vend, nous dirons qu’il donne : il exalte, par sa bonhomie de mineur polonais brillamment stéphanoise, par sa rondeur maternelle, un sentiment d’abondance similaire au bonheur de la richesse de Picsou dans le Journal de Mickey. Le crassier est une maman.
Oui ! L’identité stéphanoise est portée au zénith par le crassier sur le Zénith.
Publié à l’origine dans le numéro 1 du Saintézine par le Stagiaire.

Le crassier érigé sur le toit du Zénith publié sur l’Amie de la ville.